La chèvre
du Proche-Orient
jusqu'à l'alpage

La chèvre, un animal libre et indépendant

Nous l’avons presque tous appris à l’école ; pourtant, rares sont ceux, j’en ai la certitude, qui se le rappellent : la chèvre appartient à la famille des bovidés et forme la sous famille des caprinés (qui englobent aussi les ovins). Les bovidés (bovidae) sont des mammifères herbivores d'assez grande taille (ruminants avec un estomac à quatre poches), dépourvus d'incisives et de canines à la mâchoire supérieure, dotés le plus souvent de deux cornes creuses persistantes (certaines races ont perdu cette caractéristique) et des pattes portant des sabots à deux doigts. On les divise en une dizaine de sous-familles, comme les bovinés (vaches, bisons...), les caprinés, les antilopes, les gazelles, les impalas...

Les chèvres du pré de Mollens

Les chèvres de l'alpage
Un beau matin, elles cassaient leur corde, s'en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'était, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté. (...) Ah! Qu'elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin. Qu'elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande! Et puis docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'écuelle; Un amour de petite chèvre...
Alphonse Daudet - La chèvre de M. Seguin (les lettres de mon moulin)

Contrairement à la petite chèvre de M. Seguin, les six chèvres (certaines années un peu plus) d'Olivier n'ont nul besoin de briser leurs liens pour goûter au grand air et à la liberté. Durant les cinq mois de l'estive, la traite du matin finie, elles jouissent d'une totale liberté sur l'ensemble de l'alpage et bien souvent sur ceux des voisins. Grâce à leur agilité, elles escaladent allègrement murets, clôtures et autres barrières que l’on croirait infranchissables et leur curiosité les pousse souvent à s’aventurer au-delà des limites fixées... simplement pour voir ce qu'il y a derrière (Mais les limites ne sont telle pas faites pour être dépassées?...). Généralement, elles ne font que des "explorations" temporaires, le pré de Mollens leur offrant suffisamment d'espace et de nourriture. Chaque soir, c'est de leur plein gré qu'elles reviennent seules au chalet pour y passer la nuit. La discipline n’étant pas, loin s’en faut, leur principale qualité, il est permis de penser que leur "bonne volonté" est peut être dictée par des mamelles lourdes et douloureuses qui demandent à être traites, ainsi que par la sécurité et le confort qui les attendent. Difficile aussi, d'oublier quand on est très gourmande et sélective, le foin servi à l'écurie du chalet...

Première domestication de la chèvre

La chèvre (Capra hircus) est probablement le premier ongulé à avoir été domestiqué, il y a environ 10 500 ans au Proche-Orient. Elle est le résultat, des premières domestications, au début du néolithique, de l'aegagre (Capra aegagrus), espèce sauvage encore présente aujourd'hui dans les montagnes du Moyen-Orient et d'Asie centrale, puis, plus tard, de la pérennisation de son élevage par les premiers agriculteurs. La domestication est une activité humaine très ancienne (pour le chien 14 700 ans, voire peut être 35 000 ans), qui pourrait avoir précèdé la sédentarisation des groupes humains, et la naissance de l’agriculture.

La révolution néolithique, est la période de l'histoire où les hommes ont cessé de ne vivre que de chasse et de cueillette pour se sédentariser, avec l'émergence de l'agriculture. La chèvre domestique est le reflet de cette révolution.
Par l'auteur
Chevreau sur l'alpage

Pendant longtemps, on a pensé que la production de viande avait été l'un des facteurs principaux de l'émergence de l'élevage au néolithique. L'exploitation du lait semblait secondaire et d'apparition plus tardive. Les théories démographiques et économiques supposaient que l'élevage représentait un gain en opposition à la chasse. Pourtant, même si la chasse n'a plus la place prépondérante qu'elle occupait chez les chasseurs-cueilleurs, dans les premiers temps de l'élevage, elle perdure et reste importante, même par la suite, chez les éleveurs. Désormais, il apparaît que, sans négliger le surplus d’approvisionnement en viande que pouvait procurer l’élevage, la véritable avancée est bel et bien l’appropriation par le groupe humain du lait des animaux d’élevage. Pour les populations de chasseurs-cueilleurs, la chasse procurait suffisamment de viande, de peaux, de graisses, de boyaux et de cornes ou d'os.
Des pics d'abattage ont été mis en évidence par les archéozoologues sur des ossements de très jeunes chèvres entre 0 et 2 ans, puis 2 et 4 ans. Les premier pics, appelés post-lactation, correspondent à un abattage précoce des cabris pour l'exploitation du lait de leurs mères (la production de lait apparaît après chaque mise bas). Les seconds pics sont ceux de l'abattage des chèvres dites "de réforme" (animal moins performant pour la production laitière).

Une étude réalisée par une équipe internationale de chercheurs, menée par Kevin Daly (Smurfit Institute of Genetics du Trinity Collège de Dublin), clarifie de manière significative le scénario de la domestication de la chèvre, tout en confirmant partiellement les données archéozoologiques déjà connues. Celle-ci aurait débutée au niveau de l'est de l'Anatolie et du nord-ouest de l'Iran. La même étude révèle qu'au néolithique, il existait au moins trois lignées différentes de chèvre domestiquées, toutes issues de la même espèce (Capra aegagrus), d'origine iranienne : une au Levant sud, la deuxième en Anatolie, et la dernière sur le plateau iranien. L'idée d'une domestication en d'autres points du globe, dans plusieurs foyers indépendants, est ainsi définitivement exclue.

Les analyses ADN montrent que leur domestication a été progressive ; ainsi, bien avant que celle-ci n'ait véritablement débuté, les chasseurs-cueilleurs avait probablement déjà contrôlé et déplacé des aegagres sauvages dans une très vaste région comprenant l'Anatolie orientale et tout le Zagros (Chaîne de montagnes de l'Iran, entre le plateau iranien, la plaine mésopotamienne et le golfe Persique). Il s'agissait d'une chasse raisonnée, accompagnée d'un contrôle des jeunes et des mâles, afin de ne pas affaiblir leur potentiel.

Dès le paléolithique, les chasseurs-cueilleurs contrôlent déjà leur environnement en vue de favoriser le développement des espèces végétales et animales qu'ils consomment : Déboisement par le feu pour créer des prairies favorables aux gros herbivores sauvages, aménagements des sous-bois pour faciliter la chasse, chasse sélective (y compris celle des prédateurs) pour le renouvellement, l'amélioration et le maintien des populations chassées...
Par l'auteur

Parmi les premiers animaux domestiqués, les chèvres actuelles se différencient des autres espèces d'élevage par une très faible variabilité génétique intercontinentale. Cette homogénéité génétique est le résultat d'un échange de gènes très important, consécutif à ses très nombreux déplacements au cours de l'histoire de l'humanité.
Une équipe interdisciplinaire composée d'archéologues et de généticiens du laboratoire d'écologie alpine (CNRS, Université Grenoble I, Muséum National d'Histoire Naturelle) et de l'équipe de paléontologie du laboratoire de biologie moléculaire de la cellule (ENS de Lyon) a démontré, que ce brassage génétique était déjà présent au Néolithique, à une époque remontant au-delà de 5 000 ans avant J.C.
Il est probable que les chèvres domestiques aient joué un rôle important lors de la diffusion de l'agriculture, et que leurs déplacements aient commencé, avec les premiers agriculteurs, dès l'expansion de l'élevage au Proche-Orient, il y a environ 10 500 ans.

L'expansion de la chèvre vers l'Europe

Le déplacement des chèvres

Au Proche-Orient, après une phase de sédentarisation, on voit la résurgence d'un nomadisme ou semi-nomadisme, consécutif à la tenue de troupeau dans un environnement semi-aride. Entre 7 000 et 6 500 avant J.C., cette partie du monde est déjà globalement Néolithisée. On estime que le développement Néolithique en Europe ou en Afrique du nord, ne s'est réalisé progressivement qu'à partir de 6 500 avant J.C., suite à sa progression, le long du littoral méditerranéen, et par l'Europe centrale, en suivant une seconde route plus au nord.
A raison d’une progression de plus ou moins 1 km par année, soit 20 à 25 km par génération, la culture Néolithique, apportant entre autres l'élevage des chèvres, mettra, depuis l’Anatolie, de 2 à 3 000 ans pour atteindre l’Europe Occidentale, où, elle rencontrera des populations Mésolithiques ne vivant que de chasse et de cueillette. Hormis le chien, déjà fidélisé au Mésolithique, aucune situation de protoélevage n'a été observée en Europe occidentale. Vers 5 500 avant J.C. cette progression gagne toute l’Europe tempérée. C'est dans la deuxième moitié du sixième millénaire, que la culture Néolithique atteint la Côte atlantique, l'Auvergne, la Moyenne Vallée du Rhône, le Jura, la Savoie et le Valais.

La chèvre arrive en Suisse

Globalement, en Suisse c'est l'agriculture qui a précédé l'élevage. Les espèces végétales cultivées (céréales, lin, pois et lentilles) et les animaux domestiques (chèvres, moutons), étant exogènes à la flore et à la faune sauvage d'Europe centrale, leur présence dans la contrée ne peut résulter que de leur importation par l'homme.
Sur le territoire helvétique, la colonisation agro-pastorale est très lente à s'établir, les populations de cueilleurs-chasseurs autochtones semblant peu aptes à vouloir changer de mode de vie. Il est impossible de savoir avec exactitude la nature des rapports entre les nouveaux agriculteurs et les anciens chasseurs-collecteurs, mais des éléments semblent indiquer qu'ils ne furent pas toujours pacifiques. Les archéologues ont retrouvé des charniers datant du début du Vème millénaire, qui témoignent de véritables massacres. L’un des plus connus est le site de Herxheim (vers 5000 avant J.C.), dans le sud du Land de Rhénanie-Palatinat, en Allemagne, à moins de 150 km au nord de la Suisse. Il compte, pas moins de 1000 cadavres, déposés dans des fosses sur une cinquantaine d’années. S'agit-il d'actes guerriers ou de rites sacrificiels, la question reste sans réponse.

Entre 5500 et 4600 avant J.C., le territoire de la Suisse actuelle commence très tardivement sa lente néolithisation. Ce sont certainement les grandes vallées alpines du Tessin et du Valais, qui vont voir, en provenance d'Italie septentrionale, l'arrivée des premiers petits groupes de pasteurs-agriculteurs (migration "alpines"), accompagnés de leurs troupeaux. Ces derniers ayant certainement franchi la crête des Alpes par les cols, les indices d’une présence d’activité saisonnière en haute et moyenne montagne sont visibles à travers toute la préhistoire et en particulier au moment de l’arrivée des premiers pasteurs-agriculteurs. C'est aussi dans ces grandes vallées, qu'on connaît les plus anciennes traces de néolithisation de Suisse, elles présentent déjà entre 5500 et 5000 av. J.-C. toutes les composantes Néolithiques : hameaux bien organisés, élevages des caprinés et du bœuf, haches en pierre polie, meules et céramiques. La chasse n'y joue qu’un rôle insignifiant, et les animaux sauvages y représentent moins de 3% des ossements découverts. Au sein du cheptel, les caprinés (moutons et chèvres) dominent nettement, avec une moyenne de presque 70%.

Vers 5300 av. J.-C., certainement en provenance de la France, en passant par la vallée du Rhône et le sud du Jura, apparaissent sur le Plateau Lémanique, les premiers agro-pasteurs (migration "rhodanienne"). Plus au nord, entre 5300 et 4800 av. J.-C. la colonisation agro-pastorale atteint la Haute-Alsace et la Vallée du Rhin entre Bâle et Constance (migration "danubienne"), ne concernant que la partie septentrionale de la Suisse. Le nord du Jura et la Suisse centrale restent toujours entièrement occupés par des chasseurs-cueilleurs. Ce n’est qu'en 4600 av. J.-C. que la Suisse centrale sera à son tour néolithisée. Jusque vers 4100 av. J.-C. (Néolithique ancien), les fouilles archéologiques montrent que la chèvre (Il s'agit d'animaux de petite taille, graciles, aux cornes recourbées en forme de sabre) et le mouton sont les animaux domestiques dont la viande est la plus consommée en Suisse.

Du Moyen Age à nos jours

Au Moyen-âge classique, les peaux de chèvre deviennent une matière première très appréciée pour la confection du parchemin. Mais les chèvres (la vache du pauvre, comme on la qualifie) servent surtout, pour les paysans sans terre, à la production de lait pour leur consommation privée. Cette détention "familiale", devient très vite source de conflit dans bien des villages, en raison des dégâts que les chèvres causent aux arbres sur les terres communes (biens communaux).

Vestiges de la propriété collective du haut Moyen-âge, les biens communaux sont des Pâtures, surfaces boisées (Forêt) et terres en friche exploitées collectivement par les ayants droit, membres d'une communauté qui peut comprendre un ou plusieurs villages ou hameaux.
Dictionnaire historique de la Suisse

A la même époque, il est vraisemblable que la fabrication du fromage de chèvre soit courante dans les Alpes. Des sources du XIIIème et XIVème siècle attestent d'une production de fromages gras (chèvres ou vaches ?) en Bas-Valais, et en Gruyère. Les archéologues ont identifié dans des habitats saisonniers alpestres médiévaux (pour l'heure surtout en Suisse centrale) des équipements pour la préparation et le stockage du lait et du fromage.
Dans le canton de Glaris, on a découvert une cave creusée dans le roc avec un système de rafraîchissement par l'eau. On ignore quel type de fromage y mûrissait.

A l'époque moderne, les conflits nés du droit de laisser brouter les troupeaux de chèvres sur les biens communaux s'amplifient. Les paysans aisés, propriétaires de gros bétail, cherchant à en avoir la seule jouissance, veulent en écarter les Tauners (petits paysans propriétaires de quelques chèvres). Pourtant, si sur son territoire la chèvre suisse souffre d'un discrédit face aux bovins, à l'étranger elle acquière une grande notoriété.

Chèvre paon

Le cheptel s'accroit durant la seconde moitié du XIXème siècle. Il atteint une pointe dans les années 1880 avec 416 000 animaux, suivie d'une régression continue, due en grande partie à l'essor de la production de lait de vache. Vers la fin du XIXème siècle, les premières coopératives de sélection et de production caprine sont fondées à Saanen (1890) et au Toggenbourg (1895). Elles privilégient l'élevage de races laitières pour leurs rendements, la Suisse devient par la même occasion l'un des berceaux de l’élevage moderne des caprins, lui permettant d'exporter ses "races" de chèvre en Angleterre et en Allemagne. En 1938, sept races de chèvre nationales sont reconnues et inscrites au registre d'élevage (herd-book) : la chèvre Gessenay, la chèvre d’Appenzell, la chèvre du Toggenbourg, la chèvre Alpine chamoisée, la chèvre Grisonne à raies, la chèvre Nera Verzasca, la chèvre Col noir du Valais, suivie d'une huitième en 1998, la chèvre paon.

En 1902, la loi sur les forêts étend à l'ensemble de la Suisse l'interdiction d'y faire paître les chèvres. Pour les habitants sans terre, il devint dès lors pratiquement impossible de maintenir des caprins. Désormais la quasi-totalité du fromage suisse est fabriqué à partir de lait de vache et le nombre de chèvres diminue considérablement. Pourtant, si aujourd'hui le cheptel suisse reste relativement restreint, et la production de fromages de chèvre peu élevée, cette dernière représente un marché en croissance, la consommation de fromages au lait de chèvre, semblant connaître un regain de faveur chez les consommateurs.

les bovins